Il s’agit d’une joute oratoire entre Sedda, une forte jeune fille « la lune est au ciel et elle sur terre » et un charmant berger de son âge. Leur lieu de rencontre était habituellement interdit aux hommes : « la fontaine des Izlan » (fontaine des chants) mais un jour, la main de Sedda fut accordée à un homme des plus fortunés du village. Leurs amours contrariés, les deux amants continuaient de se rencontrer furtivement au lieu-dit. avant d’entamer la joute, le jeune berger se dissimulait d’abords derrière une haie de verdure. Ainsi, Sedda, Une amphore servant de prétexte, remplie et vidée sans arrêt, répliquaient *elle à chacune des poésies tout en épiant l’indiscrétion de quelque badaud. Vinrent les noces de Sedda. Implacable et arrogant, le père de celle-ci, puissant dans tout le village, intima au jeune berger l’ordre d’amener le seul bien qu’il possédât : son cheval… afin qu’il conduisît chez son rival la fille qu’il aimait et pour laquelle il allait subir le pire des châtiments.
Quand le vent tonnait et résonnait violemment
Quand il ferma la porte de sa maison derrière lui
À l’Agora, les guetteurs de vent l’attendaient
Allait-il enfin se ranger, pour mériter considération ?
Chacun des sages préparait un beau dit
Pour que le vent mît fin à ses allées et venues ombrageuses.
Les guetteurs de vent étaient tous là
Ils s’étaient donc réunis pour lui dire:
Si tu pouvais écouter les conseils de Dieu
Tu laisserais tranquilles les arbres
Tu ne secouerais et ne soufflerais trop fort
Que sur ceux qui sont bien enracinés.
Voici les paroles du vent:
Comme je fais, personne n’est jamais content !
Quand je me lève, vous me dites: Couche-toi !
Quand je me couche, vous me dites: Lève-toi !
Dites-moi,qui a pu vanner tout seul ?
Qui fait ployer doucement les blés des champs ?
Voici les paroles du nuage:
Là où tu vas, j’irai avec toi
Que ce soit l’été ou l’hiver
Que le ciel soit clair ou brouillé
Notre chemin est dans les airs
Et quand j’aurai le coeur gros, je me mettrai à pleurer.
Source : Youcef Allioui
Odyssée dans une mémoire en déperdition
L’ouvrage est tiré de la thèse de doctorat en ethnomusicologie soutenue par l’auteur en 1992 à l’université de Paris X Nanterre, intitulé : Répertoire musical d’un village berbère d’Algérie (Kabylie). L’auteur a choisi comme objet d’étude huit circonstances ou occasions sociales auxquelles sont liés plusieurs genres musicaux, à savoir, la naissance d’un garçon, le mariage, l’évocation amoureuse, la joute chantée opposant les belles-mères et leurs brus, la berceuse pour endormir les enfants, la sauteuse servant à amuser les bébés et la mort (veillée funèbre) et la guerre.
Pour chaque genre est consacré un chapitre. Dans chaque rite, accompagné de l’un de ces genres musicaux, est intégré un corpus de chants exécutés en la circonstance. Ils sont transcrits dans les versions kabyle et française.
Ces chants ont été recueillis dans plusieurs villages, notamment à Aït Issaâd, Mezeguène (Illoula), Igourès, Aït Hichem, Taourirt Ath Menguellath et Agouni N’Tslant (Aïn El Hammam), Taourirt Amokrane (Larbaâ Nat Irathen) et Tala Gehya, petit hameau du village Aït Brahim (Aït Ouagnoun).
Ces missions de terrain ont été réalisées du 23 avril au 17 mai et du 5 au 28 septembre 1982 ; du 25 juillet au 22 août 1983 et, enfin, du 25 mars au 2 avril 1984. L’avantage de telles enquêtes est de connaître les nuances sur un mot, un genre musical, un rite ou un événement entre autres.
Vu que d’un village à un autre, ou d’une tribu à une autre, il existe de légères différences quant à l’application d’un événement et les rites et chants qu’il suscite en la circonstance.
Cependant, l’auteur a étudié ces rites et genres dans un seul village, en l’occurrence Aït Issaâd, commune d’Ifigha (Azzazga) avec comme période, l’année 1986. Période durant laquelle ces rites et chants sont en phase de déperdition vu les mutations sociales que vit la région.
L’auteur définit la musique villageoise, comme « musique composée, interprétée et transmise par les seuls villageois. » (P. 46)
Dans chaque rite, sont étudiés la dimension de l’espace et du temps des chants exécutés en conséquence et le rôle de chaque partie pour marquer l’événement (l’individu, la société, le village, le quartier, la famille, l’homme et la femme). D’où le recours par l’auteur à des approches sociologiques tout en s’intéressant aux détails et indices, éléments importants dans les recherches en sciences humaines.
Aussi, à titre comparatif, il a pris soin de faire des rétrospectives, d’aborder d’autres genres musicaux et rites. L’auteur conclut (en résumé) que « les chants spécifiques villageois sont tous et en tous les cas exécutés par les seuls habitants du village, en l’occurrence les femmes » (p. 263). D’où cette « Autarcie musicale » qui caractérise le répertoire de ces chants. Comme « la pratique musicale est une activité codifiée dans le cadre de la société villageoise » (p 266).
Et « tous les champs du corpus sont homophoniques et se réalisent acapella, à l’exception du chant de joute, opposant les brus et les belles-mères que les femmes accompagnent parfois d’une percussion ». (p 268).
Au-delà de sa dimension scientifique, l’ouvrage constitue une entreprise importante de sauvetage du moins d’une partie infinitésimale du répertoire musical et rituel kabyle. Partie infinitésimale, mais importante et qui reste un gisement riche à exploiter.
Outre cet ouvrage, notons que Mehenna Mahfoufi a déjà publié Musiques du monde berbère. Ecoute interactive et découverte (Editions association Awal 2001). Il s’agit d’un ouvrage pédagogique destiné aux professions de musique au niveau des collèges.
Mehenna Mahfoufi
» La poésie kabyle est un don héréditaire. Le poète … voit au fond des âmes obscures, Élucide ce qui les angoisse, Et le leur restitue sous la forme parfaite du poème. … nos chants … sont une réussite exceptionnelle … En eux s’accomplit la fusion parfaite de la nature et de l’art … Je signalerai simplement leur merveilleuse pureté de ligne, Leur souplesse et l’équilibre des proportions, Leur puissance d’évocation et, Pour tout dire, En prenant le mot dans toute sa force ; Leur charme. »
Jean El-Mouhoub Amrouche.
« […] car n’est-il pas sacrilège de laisser s’étoiler un printemps sans en avoir recueilli la semence future ? »
Rabia Boualem
» Aucun des membres de la société où ces poèmes ont été recueillis n’est capable de les réciter tous, ni même une notable partie. Mais il en sait l’existence, et que quelqu’un dans le monde, en définitive familier, qui l’entoure les connaît et les dit. » Ces poèmes épiques, politiques, hagiographiques, gnomiques de l’ancienne société berbère de Kabylie (celle des tribus et des cités) ont été recueillis » avant que la mort ne les happe « . Des marabouts de Kabylie du XVIe siècle à la domination turque puis coloniale jusqu’au début du XXe siècle, la poésie berbère véhicule les canons et les idéaux d’une culture ancestrale. L’esthétique propre de cette tradition orale est ici consignée, pour sa propre sauvegarde, par écrit : » Le temps n’est plus où une culture pouvait se tuer dans l’ombre, par la violence ouverte, et quelquefois avec l’acquiescement aliéné des victimes. En ce siècle de monde rapetissé, où les contraintes d’une civilisation technicienne tendent à niveler la vie des hommes, désormais la somme des variantes civilisationnelles fait peau de chagrin ; il n’est pas vain d’en pouvoir sauvegarder le plus grand nombre. »
Mouloud Mammeri.